Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol - Cahier d'Histoire de Revel N° 20 pp 25-26 |
La navigation sur la Garonne
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L'exploration des Archives réserve parfois de bonnes surprises. Si l'on n'y trouve pas toujours ce que l'on cherche, il arrive que le hasard nous mette sur des pistes que l'on n'y soupçonnait pas.
Dans le cadre de mes travaux sur Riquet et les gabelles, j'examinais un minutier de Maitre Balaguier, notaire à Toulouse, lisant systématiquement les intitulés dont il avait dotés les divers actes qu'il y avait enregistrés. Je recherchais ceux qui contenaient le mot « afferme » dans l'espoir de trouver des contrats de regrattage (vente du sel au détail). A la lecture de l'un d'eux, ce fut le mot « navigation » qui attira mon attention.
Il faut se souvenir que depuis la plus haute Antiquité, on utilisait systématiquement les fleuves et les rivières, lorsqu'ils s'y prêtaient, pour transporter les matériaux lourds, les pondéreux (dont, naturellement, le sel). A preuve ce chaland du premier siècle de notre ère, découvert presque intact dans le Rhône, que l'on peut admirer depuis 2013 au musée de l'Arles Antique 1 (Bouches-du-Rhône).
La pièce 2 qui avait suscité mon intérêt était une réquisition adressée aux « syndic de la navigation et patron de la bourse ». En voici la transcription adaptée en Français actuel :
« L'an mil six cent cinquante-neuf et le seizième jour de septembre, à Toulouse, après-midi, par devant moi, notaire, dans mon étude, ont été présents Anthoine Dirac, Jean Graissat et Pierre Gauran, bateliers, habitants de la ville de Verdun, faisant tant pour eux que pour les autres bateliers trafiquant sur la rivière de Garonne, lesquels, [a]dressant leurs paroles à Me Seguy, syndic, et à Dour de Lacroix, patron, au fait de la navigation sur la dite rivière, leur représentent, comme ils ont fait par plusieurs et diverses fois verbalement, le mauvais état auquel la dite rivière et canal d'icelle sont de présent, par où leurs bateaux ne peuvent monter ni descendre sans risque et péril évident de leurs vies, bateaux, équipages et marchandises à cause de plusieurs moulins à nefs qui sont sur le canal de la dite rivière de Garonne, entre autres celui de Mre d'Aldiguier et celui de Mrs du collège St Martial 3 en la juridiction de Blagnac et Fenouillet, et de quantité de rochers dans les endroits de La Blanquette près du dit Blagnac, à Rabanel, juridiction de Verdun, au-dessous de Cordes, de St Nicolas de la Grave, à La Gature, juridiction d'Auvillar, au lieu de Mauvezin 4, et par quantité de pals ou paligots qui ont été plantés dans le dit canal par les pêcheurs au dit lieu de Blagnac et de La Capelette 5, au moyen de quoi ils ne peuvent, comme dit est, monter ni descendre, à la ruine du commerce et utilité publique, et sans courir [le] risque de se perdre comme il est arrivé au nommé Graissat que les dits rochers de la juridiction de Verdun au dit endroit de Rabanel lui ont rompu et brisé son bateau, et les marchandises et autres effets qui étaient dans icelui se sont perdus dans la dite rivière. C'est pourquoi ils somment et requièrent le dit syndic et patron de promptement donner avis du fait dont [il] est question à Messieurs les commissaires et officiers établis pour le fait de la dite navigation, afin qu'il leur plaise de faire, en toute diligence, réparer le tout, et mettre les dits moulins en des endroits qui n'empêchent [pas] le cours des passages des dits bateaux et [de] rendre icelui libre. Autrement, à faute de ce faire, [ils] protestent contre eux en leur propre et privé nom de tous, des peines, dommages, intérêts, pertes de leurs bateaux, marchandises et autres inconvénients qui en pourront arriver, de se pourvoir par-devant les dits sieurs commissaires et ailleurs où il app[artiend]ra. Et de ce[la] ont requis à moi le dit acte pour leur servir et le faire notifier aux dits syndic, patron et tous autres. Concédé. Présent Jean Double et Laurent Lafont, praticien au dit Toulouse, soussignés, les dits requérants ont dit ne [pas] savoir, et moi. Signés : Lafont, Double, Balaguier ».
Cet acte, contemporain de Riquet, nous apporte un éclairage intéressant sur certains aspects de la navigation marchande qui se pratiquait sur la Garonne trois ans avant que ne débute l'affaire du Canal Royal de Languedoc.
Il nous montre tout d'abord que la circulation des bateaux sur la Garonne était entravée par une bonne quantité d'obstacles périlleux : être batelier sur ce fleuve était un métier à risque. Si certaines de ces embuches étaient naturelles, et l'acte répertorie un grand nombre de secteurs encombrés de rochers 6, d'autres étaient dues à des activités humaines. Les moulins à nef constituaient certainement le danger le plus important puisqu'ils sont cités en tête, ils pouvaient néanmoins être déplacés. Mais les « gords » 7 disposés dans le lit du fleuve par les pêcheurs riverains n'étaient pas non plus inoffensifs.
Depuis le XV° siècle, les parties navigables de tous les cours d'eau du pays étaient rattachées au domaine royal et le souverain déléguait son autorité à des officiers pour veiller au bon état de navigabilité du fleuve, qu'il s'agisse d'en faire entretenir le lit ou d'y faire la police. Dans notre région cette charge était confiée à des magistrats du Parlement de Toulouse. En 1665, Jean-Georges de Garaud-Duranti, sieur de Donneville, deuxième président de cette institution, était commissaire général de la navigation au ressort de celle-ci 8. Le territoire sur lequel le Parlement de Toulouse avait autorité dépassait très largement le Languedoc, il couvrait en particulier la Généralité de Montauban 9.
L'acte ci-dessus montre ensuite l'existence à Verdun-sur-Garonne d'un groupe important de bateliers qui pratiquait le transport de marchandises entre Toulouse et Auvillar, et certainement au-delà jusqu'à Bordeaux. Cette corporation était régie par un syndic et un « patron de la bourse » (probablement le trésorier de la corporation).
De fait, les plans de Garonne de 1793 10 montrent que la plupart des petites villes bordant le fleuve possédait un port, dont parfois la toponymie locale conserve encore la mémoire comme à Grenade. Dans certaines localités la navigation fluviale employait un nombre non négligeable d'habitants, mais il semble que dans la région de Toulouse, Verdun ait été le centre de batellerie le plus important.
Un peu plus en aval, Auvillar était aussi fortement impliqué dans cette activité dont il préserve le souvenir dans un musée qui lui est dédié. Verdun et Auvillar, bien que ne faisant pas partie du Languedoc, relevaient néanmoins juridiquement du Parlement de Toulouse, ce qui explique que les bateliers de Verdun réclamaient l'intervention d'officiers de cette instance pour le tronçon de Garonne allant de Toulouse à Auvillar.
A Toulouse, la tête de ligne du trafic en direction de Bordeaux était située au niveau du pré des Sept-Deniers à l'extrémité du canal de fuite des moulins du Bazacle, en aval de la chaussée du même nom 11. Il est logique que, le moment venu, Riquet ait connecté son Canal au fleuve à cet endroit.
La navigation s'opérait, dans les deux sens, dès que le niveau de l'eau était suffisant, soit généralement de novembre à juin. Les transports de matériaux se faisaient essentiellement sur des miolles dont bon nombre étaient fabriquées à Cazères, en amont de Toulouse, ou, encore plus haut, à Lacave, sur le Salat 12. C'étaient des bateaux à fond plat, longs et étroits, munis vers le tiers avant d'un petit mat pour faciliter le halage et à l'arrière d'une longue rame gouvernail 13. Ces bateaux étaient propulsés par des avirons et éventuellement par une petite voile. Les plus communs, longs d'une bonne douzaine de mètres pour moins de deux de large, transportaient 6 tonnes de fret, et mettaient 3 à 10 jours pour atteindre Bordeaux. Au retour, ils étaient habituellement halés depuis la berge et cela demandait 10 à 15 jours 14. A côté de ces embarcations dédiées à l'acheminement des marchandises on trouvait les barques de poste ou coches d'eau, consacrés au transport des personnes 15.
Ouvrir à cette navigation d'autres débouchés en direction de la Méditerranée, tel fut l'un des buts recherchés par Riquet avec la construction du Canal que l'on nommera plus tard « du Midi ». Nul ne doute que la mise en service de celui-ci n'ait dynamisé encore davantage l'activité batelière sur la Garonne.
1. Dimensions : 31 m de long, 3 m de large, 30 tonnes de charge max. Cf. : http://www.atlaspalm.fr/fr/s26_ar3.html
2. AD31 : 3E-461 ii f° 205
3. Le plan de Garonne de 1793 (AD31, 1Fi492) indique un « Moulin du collège St Martial » à la hauteur de Gagnac.
4. Un lieu-dit Mauvezin figure sur la carte IGN au 1/25 000° près de la rive droite de la Garonne à proximité de Castelsarrasin.
5. Idem pour La Capelette, en rive gauche, entre Merville et St-Jory.
6. Au plan géologique, le bassin aquitain est constitué de sédiments provenant de l'érosion des Pyrénées et du Massif Central. C'est un vrai mille-feuilles : il est constitué par la superposition d'un grand nombre de couches, à peu près horizontales, d'épaisseur variable mais relativement faible, et essentiellement composées, pour les unes, d'argile plus ou moins marneuse, et pour les autres, de calcaire plus ou moins marneux. Les couches d'argile sont tendres, le fleuve y creuse son lit sans difficulté. Les bancs de calcaires sont beaucoup plus durs, d'autant plus durs qu'ils contiennent moins d'argile. En suivant son cours, le fleuve s'enfonce lentement dans les couches géologiques. Lorsqu'il rencontre un banc calcaire, un affleurement rocheux se forme dans son lit, une espèce de seuil dans le profil longitudinal de son cours. Cet affleurement est érodé par le courant, surtout pendant les hautes eaux, et, comme il n'est pas forcément homogène, ses parties les plus dures restent proéminentes, représentant un obstacle pour la navigation.
7. Gord : Double rangée de perches plantées dans le fond de la rivière, qui forment un angle, au sommet duquel est un filet où viennent se prendre les poissons (Wikitionnaire).
8. Michel Adgé, Thèse de doctorat d'Etat, 2011, tome 1, pp.142 & 179.
9. Elie Pélaquier (dir.), Atlas historique de la province de Languedoc, Université Paul Valéry, Montpellier.
10. Le plan de Garonne de 1793 (AD31, 1Fi492) indique un « Moulin du collège St Martial » à la hauteur de Gagnac.
11. Jacques Arlet, 2012, La vie à Toulouse sous Louis XIV, p. 108.
12. Philippe Delvit, 1999, Le temps des Bateliers, p. 85
13. On est frappé de constater que le chaland gallo-romain du musée d'Arles possédait déjà ces mêmes caractéristiques. Les principes de l'architecture navale fluviale avaient donc été fixés dès l'Antiquité et n'avaient plus changé.
14. Jacques Arlet, 2012, La vie à Toulouse sous Louis XIV, p. 108.
15. Le 15 mars 1661, le Parlement de Toulouse enregistrait des lettres patentes autorisant la création d'un service de bateaux de poste sur la Garonne entre Toulouse et Bordeaux deux fois par semaine. (AD31, B829-f°247)